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– Maintenant que nous voilà redevenus intimes comme autrefois, ne serait-il pas mieux de nous tutoyer de nouveau?
– Votre proposition est très flatteuse, répondit l'Ombre d'un air pincé qui convenait à sa qualité de maître; mais comprenez bien ceci que je vais vous dire en toute franchise. Je me sentirais tout bouleversé, si vous veniez me tutoyer de nouveau; cela me rappellerait trop mon ancie
Et ainsi fut fait. Le brave savant ne protesta pas.
«Il paraît que c'est le cours du monde», se dit-il, et il n'y pensa plus.
Ils s'installèrent dans une ville d'eaux où il y avait beaucoup d'étrangers de distinction, et entre autres la fille d'un roi, merveilleusement belle; elle était venue pour se faire guérir d'une grave maladie: sa vue était trop perçante; elle voyait les choses trop distinctement et cela lui enlevait toute illusion.
Elle remarqua que le seigneur nouvellement arrivé n'était pas un seigneur ordinaire.
«On prétend qu'il est ici, se dit-elle, pour que les eaux fassent croître sa barbe; moi je sais à quoi m'en tenir sur son infirmité, c'est qu'il ne projette pas d'ombre.»
Sa curiosité était vivement éveillée, et à la promenade elle se fit aussitôt présenter le seigneur étranger. En sa qualité de fille d'un puissant roi, elle n'était pas habituée à user de circonlocutions; aussi dit-elle à brûle-pourpoint:-Je co
– Vos paroles me remplissent de joie, répondit l'Ombre, elles me prouvent que Votre Altesse Royale est sur la voie de guérison et que votre vue commence à se troubler et à vous abuser. Loin de ne pas avoir d'ombre, j'en ai une tout extraordinaire; c'est dans ma nature de rechercher tout ce qui est particulier, et je ne me suis pas contentée d'une de ces ombres comme en ont les hommes en général. J'ai pour ombre un homme en chair et en os; qui plus est, de même que souvent on do
– Que me dites-vous là? s'écria la princesse. Oh! bonheur, mes yeux commencent à me tromper! Ces eaux sont vraiment admirables.
Ils se séparèrent avec les plus grands saluts.
«Je pourrais cesser ma cure, se dit-elle; mais je veux encore rester quelque temps. Ce prince m'intéresse beaucoup…»
Le soir, dans la grande salle de bal, la fille du roi et l'Ombre firent un tour de danse. Elle était légère comme une plume; mais lui était léger comme l'air; jamais elle n'avait rencontré un pareil danseur. Elle lui dit quel était le royaume de son père; l'Ombre co
«Que d'esprit et de tact il a, ce jeune et galant prince!» se dit la princesse, et elle se sentit un grand penchant pour lui. L'Ombre s'en aperçut redoubla d'amabilité. À la troisième danse, la princesse fut sur le point de lui avouer que son coeur était touché; mais elle avait un fond de raison et pensait à son royaume; elle se dit:
«Ce prince est fort spirituel, sa conversation est très intéressante, c'est fort bien; il danse divinement, c'est encore mieux. Mais, pour qu'il puisse m'aider à gouverner mes millions de sujets, il faudrait aussi qu'il eût de solides co
Et elle lui adressa une question si extraordinairement difficile, qu'elle-même n'aurait pas été en état d'y répondre. L'Ombre fit une légère moue.
– Vous ne co
– Ce n'est pas cela, dit l'Ombre; seulement je suis un peu déconcertée parce que vous n'avez pas cru devoir m'interroger sur une matière un peu plus ardue. Quant à cette question, je co
– Votre ombre! s'écria la princesse, mais ce serait un phénomène unique.
– Je ne l'assure pas entièrement, dit l'Ombre, mais je crois qu'il en est ainsi. Toute ma vie je me suis occupée de science et il est naturel que mon ombre tie
– Rien de plus juste, dit la princesse.
Elle alla trouver le savant, qui se tenait contre la porte, et elle causa avec lui du soleil et de la lune, des profondeurs des cieux et des entrailles de la terre; elle l'interrogea sur les nations des contrées les plus éloignées. Il ne resta pas court une seule fois, et il apprit à la princesse les choses les plus intéressantes.
«Celui qui a une ombre aussi savante, se dit-elle, doit être un véritable phénix. Ce sera une bénédiction pour mon peuple, que je le choisisse pour partager mon trône: ma résolution est prise.»
Elle fit co
– C'est cela, dit l'Ombre, nous ne laisserons rien deviner à perso
Elle avait ses raisons particulières pour prendre cette précaution.
– Écoute bien, mon ami, dit l'Ombre à son ancien maître le savant. Je suis arrivée au comble de la puissance et de la richesse et je pense à faire ta fortune. Tu habiteras avec moi le palais du roi et tu auras cent mille écus par an. Mais, prends en bien note, tu passeras plus que jamais pour mon ombre, et tu ne révéleras à perso
– Non, je ne veux pas tremper dans cette fourberie. À moi il serait égal d'être votre inférieur, mais je ne veux pas que vous trompiez tout un peuple et la fille du roi par-dessus le marché. Je dirai tout; que je suis un homme, que vous n'êtes qu'une ombre vêtue d'habits d'homme, un reflet, une chimère.
– Perso
– Je m'en vais trouver la princesse, dit le savant, et tout lui révéler.
– J'y serai avant toi, dit l'Ombre, car tu vas aller tout droit en prison.
La garde arriva et obéit à celui qui était co
– Tu trembles, dit la princesse lorsqu'elle vit entrer l'Ombre. Qu'est-il arrivé?
– Je viens d'assister à un spectacle navrant, répondit l'Ombre. Pense donc, mon ombre a été prise de folie. Voilà ce que c'est! À ma suite elle s'est toujours occupée de hautes sciences, et la tête lui aura tourné. Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle a toujours été homme? Mais il y a plus: elle prétend que je ne suis que son ombre!
– C'est épouvantable! s'écria la princesse. Elle est enfermée, n'est-ce pas?
– Oui certes, dit l'Ombre. Je crains bien qu'elle ne se remette jamais.
– Pauvre ombre! dit la princesse. Elle doit être fort malheureuse: un être aussi mobile qui se trouve claquemuré dans une étroite cellule! Ce serait probablement lui rendre un grand service que de la délivrer de son petit souffle de vie. Et puis dans ce temps de révolutions, où l'on voit les peuples toujours s'intéresser à ceux que nous autres souverains sommes censés persécuter, il est peut-être sage de se débarrasser d'elle en secret.