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Quand il fut monté et qu’il eut jeté un coup d’œil sur les toiles accrochées aux murs, son éto
«C’est toi qui as fait cela? demanda-t-il à Laurent.
– Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui me serviront pour un grand tableau que je prépare.
– Voyons, pas de blague, tu es vraiment l’auteur de ces machines-là?
– Eh! oui. Pourquoi n’en serais-je pas l’auteur?»
Le peintre n’osa répondre: «Parce que ces toiles sont d’un artiste, et que tu n’as jamais été qu’un ignoble maçon.» Il resta longtemps en silence devant les études. Certes, ces études étaient gauches, mais elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu’elles a
«Là, franchement, lui dit-il, je ne t’aurais pas cru capable de peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du talent? Ça ne s’apprend pas d’ordinaire.»
Et il considérait Laurent, dont la voix lui semblait plus douce, dont chaque geste avait une sorte d’élégance. Il ne pouvait deviner l’effroyable secousse qui avait changé cet homme, en développant en lui des nerfs de femme, des sensations aiguës et délicates. Sans doute un phénomène étrange s’était accompli dans l’organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à l’analyse de pénétrer à de telles profondeurs. Laurent était peut-être devenu artiste comme il était devenu peureux, à la suite du grand détraquement qui avait bouleversé sa chair et son esprit. Auparavant, il étouffait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé par l’épaisse vapeur de santé qui l’entourait; maintenant, maigri, frisso
Son ami n’essaya pas davantage de s’expliquer la naissance de cet artiste. Il s’en alla avec son éto
«Je n’ai qu’un reproche à te faire, c’est que toutes tes études ont un air de famille. Ces cinq têtes se ressemblent. Les femmes elles-mêmes pre
Il sortit de l’atelier, et ajouta sur le carré, en riant:
«Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t’avoir vu. Maintenant je vais croire aux miracles… Bon Dieu! es tu comme il faut!»
Il descendit. Laurent rentra dans l’atelier, vivement troublé. Lorsque son ami lui avait fait l’observation que toutes ses têtes d’étude avaient un air de famille, il s’était brusquement tourné pour cacher sa pâleur. C’est que déjà cette ressemblance fatale l’avait frappé. Il revint lentement se placer devant les toiles; à mesure qu’il les contemplait, qu’il passait de l’une à l’autre, une sueur glacée lui mouillait le dos.
«Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent tous… Ils ressemblent à Camille.»
Il se recula, il s’assit sur le divan, sans pouvoir détacher les yeux des têtes d’étude. La première était une face de vieillard, avec une longue barbe blanche; sous cette barbe blanche, l’artiste devinait le menton maigre de Camille. La seconde représentait une jeune fille blonde, et cette jeune fille le regardait avec les yeux bleus de sa victime. Les trois autres figures avaient chacune quelque trait du noyé. On eût dit Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant le déguisement qu’il plaisait au peintre de lui do
Laurent comprit qu’il avait trop regardé Camille à la morgue. L’image du cadavre s’était gravée profondément en lui. Maintenant, sa main, sans qu’il en eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage atroce dont le souvenir le suivait partout.
Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le divan, crut voir les figures s’animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinq Camille que ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui, par une étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous les sexes. Il se leva, il lacéra les toiles et les jeta dehors. Il se disait qu’il mourrait d’effroi dans son atelier, s’il le peuplait lui-même des portraits de sa victime.
Une crainte venait de le prendre: il redoutait de ne pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut savoir tout de suite s’il était maître de sa main. Il posa une toile blanche sur son chevalet; puis, avec un bout de fusain, il indiqua une figure en quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça brusquement cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure, il se débattit contre la fatalité qui poussait ses doigts. À chaque nouvel essai, il revenait à la tête du noyé. Il avait beau tendre sa volonté, éviter les lignes qu’il co
Une rage sourde s’était emparée de Laurent. Il creva la toile d’un coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand tableau. Maintenant il n’y fallait plus penser; il sentait bien que, désormais, il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, comme le lui avait dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes feraient rire. Il s’imaginait ce qu’aurait été son œuvre; il voyait sur les épaules de ses perso
Ainsi il n’oserait plus travailler, il redouterait toujours de ressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S’il voulait vivre paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre. Cette pensée que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de reproduire sans cesse le portrait de Camille lui fit regarder sa main avec terreur. Il lui semblait que cette main ne lui appartenait plus.