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Chapitre 24
Ainsi que l’espérait le vieux Michaud en travaillant au mariage de Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent leur ancie
Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur appartenait de nouveau, ils ne craignaient plus qu’on les en congédiât. Ils entrèrent en gens heureux, ils s’étalèrent, ils dirent à la file leurs ancie
Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunit une fois autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui exaspéraient Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte; ils l’irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu’un pareil congé serait une faute; il fallait autant que possible que le présent ressemblât au passé; il fallait surtout conserver l’amitié de la police, de ces imbéciles qui les protégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia; les invités, bien reçus, virent avec béatitude s’étendre une longue suite de soirées tièdes devant eux.
Ce fut vers cette époque que la vie des époux se dédoubla en quelque sorte.
Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la nuit, Laurent s’habillait en toute hâte. Il n’était à son aise, il ne reprenait son calme égoïste que dans la salle à manger, attablé devant un énorme bol de café au lait, que lui préparait Thérèse. Mme Raquin, impotente, pouvant à peine descendre à la boutique, le regardait manger avec des sourires maternels. Il avalait du pain grillé, il s’emplissait l’estomac, il se rassurait peu à peu. Après le café, il buvait un petit verre de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait: «À ce soir» à Mme Raquin et à Thérèse, sans jamais les embrasser, puis il se rendait à son bureau en flânant. Le printemps venait; les arbres des quais se couvraient de feuilles, d’une légère dentelle d’un vert pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits caressants; en haut, les rayons des premiers soleils avaient des tiédeurs douces. Laurent se sentait renaître dans l’air frais; il respirait largement ces souffles de vie jeune qui descendent des cieux d’avril et de mai; il cherchait le soleil, s’arrêtait pour regarder les reflets d’argent qui moiraient la Seine, écoutait les bruits des quais, se laissait pénétrer par les senteurs âcres du matin, jouissait par tous ses sens de la matinée claire et heureuse. Certes, il ne songeait guère à Camille; quelquefois il lui arrivait de contempler machinalement la morgue, de l’autre côté de l’eau; il pensait alors au noyé en homme courageux qui penserait à une peur bête qu’il aurait eue. L’estomac plein, le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, il arrivait à son bureau et y passait la journée entière à bâiller, à attendre l’heure de la sortie. Il n’était plus qu’un employé comme les autres, abruti et e
Thérèse éprouvait les mêmes sensations. Tant que Laurent n’était pas auprès d’elle, elle se trouvait à l’aise. Elle avait congédié la femme de ménage, disant que tout traînait, que tout était sale dans la boutique et dans l’appartement. Des idées d’ordre lui venaient. La vérité était qu’elle avait besoin de marcher, d’agir, de briser ses membres roidis. Elle tournait toute la matinée, balayant, époussetant, nettoyant les chambres, lavant la vaisselle, faisant des besognes qui l’auraient écœurée autrefois. Jusqu’à midi, ces soins de ménage la tenaient sur les jambes, active et muette, sans lui laisser le temps de songer à autre chose qu’aux toiles d’araignée qui pendaient du plafond et qu’à la graisse qui salissait les assiettes. Alors elle se mettait en cuisine, elle préparait le déjeuner. À table, Mme Raquin se désolait de la voir toujours se lever pour aller prendre les plats; elle était émue et fâchée de l’activité que déployait sa nièce; elle la grondait, et Thérèse répondait qu’il fallait faire des économies. Après le repas, la jeune femme s’habillait et se décidait enfin à rejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des somnolences la prenaient; brisée par les veilles, elle sommeillait, elle cédait à l’engourdissement voluptueux, qui s’emparait d’elle dès qu’elle était assise. Ce n’était que de légers assoupissements, pleins d’un charme vague qui calmait ses nerfs. La pensée de Camille s’en allait; elle goûtait ce repos profond des malades que leurs douleurs quittent tout d’un coup. Elle se sentait la chair assoupie, l’esprit libre, elle s’enfonçait dans une sorte de néant tiède et réparateur. Sans ces quelques moments de calme, son organisme aurait éclaté sous la tension de son système nerveux; elle y puisait les forces nécessaires pour souffrir encore et s’épouvanter la nuit suivante. D’ailleurs, elle ne s’endormait point, elle baissait à peine les paupières, perdue au fond d’un rêve de paix; lorsqu’une cliente entrait, elle ouvrait les yeux, elle servait les quelques sous de marchandise demandés, puis retombait dans sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre heures, parfaitement heureuse, répondant par monosyllabes à sa tante, se laissant aller avec une véritable jouissance aux évanouissements qui lui ôtaient la pensée et qui l’affaissaient sur elle-même. Elle jetait à peine, de loin en loin, un coup d’œil dans le passage, se trouvant surtout à l’aise par les temps gris, lorsqu’il faisait noir et qu’elle cachait sa lassitude au fond de l’ombre. Le passage humide, ignoble, traversé par un peuple de pauvres diables mouillés, dont les parapluies s’égouttaient sur les dalles, lui semblait l’allée d’un mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre où perso