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– Je ne sais pas si le diable a ici son logis, remarqua Morosini, mais il offre quelques ressemblances avec un paradis…
– Dommage seulement qu’il n’y ait rien à boire ! fit le mendiant. On est presque en terre d’islam, ici, et les houris de Mohammed se montraient plus généreuses.
– Il n’y a qu’à parler, dit Morosini en tirant d’un sac de voyage qu’il portait avec lui deux porons de manzanilla enveloppés de linge humide pour leur conserver de la fraîcheur.
Il en tendit un à son compagnon.
– Señor, vous savez vivre ! dit celui-ci en renversant la tête pour s’envoyer, d’un geste habitué, une longue rasade au fond du gosier. Aldo en fit autant mais plus modérément :
– J’ai pensé, fit-il, que votre mémoire se sentirait plus à l’aise en s’humectant un peu. À présent, si vous vous sentez bien, parlez-moi de cette Catalina dont la beauté m’a frappé.
– Il en a toujours été ainsi ! Dans le dernier quart du XV esiècle, elle était la plus jolie fille de Séville et peut-être même de toute l’Andalousie. Et comme son père était fort riche, elle possédait tous les moyens de mettre cette beauté en valeur : elle s’habillait comme une princesse…
– Vous m’avez dit que ce père était un converso.Cela veut dire converti, je suppose ?
– Oui, mais pas n’importe lequel : un Juif converti. Il faut savoir qu’à aucune époque depuis le sac d’Israël par Titus, les Juifs ne furent aussi près de bâtir une nouvelle Jérusalem qu’au Moyen Âge et dans ce pays. Leur échec définitif fut l’œuvre d’Isabelle la Catholique. D’abord, ils jouèrent un rôle important dans la venue des Sarrasins d’Afrique vers l’an 709 et ils en furent récompensés. Sous les califes, et en dépit de persécutions spasmodiques, ils obtinrent leur plus haut degré de prospérité. Ils excellaient en médecine comme en astrologie, et, par leurs coreligio
– Tout à fait nécessaire, le cours, et pas du tout dépourvu d’intérêt. Continuez donc !
Ainsi encouragé, le mendiant lui sourit, s’octroya une nouvelle rasade, s’essuya la bouche à sa manche et reprit :
– Quand les chrétiens réoccupèrent peu à peu la péninsule, les Juifs ne s’en trouvèrent pas troublés. Même quand le roi Ferdinand III, dit le Saint, reconquit Séville en 1248, il leur do
– Le regret ? Pourquoi ?
– Je suis juif, moi aussi, fit le mendiant avec simplicité. Diego Ramirez, pour vous servir. Et je n’ai jamais aimé trouver mes coreligio
« Ce fut l’origine d’une nouvelle classe de la société, les conversos,mais s’il y eut quelques conversions sincères, la plus grande partie n’avait abando
« Cette situation aurait pu durer longtemps. Malheureusement, sûrs de leur puissance et de leurs fortunes soutenues par une Église dont une bo
– Ah ! fit Morosini, je sens que nous allons bientôt parler de l’Inquisition…
– Eh oui ! Un jour de septembre 1480, Isabelle la Catholique ouvrit l’un des tiroirs du cabinet où elle renfermait ses papiers d’État et en tira un document qui reposait là depuis environ un an. C’était un parchemin muni d’un sceau de plomb attaché à des rubans de soie aux couleurs papales : la bulle autorisant les souverains espagnols à instaurer chez eux un sévère tribunal ecclésiastique. Le document était daté du 1 ernovembre 1478 mais la Reine, dans sa sagesse, avait longuement réfléchi, longuement différé sa promulgation. Cette fois, elle lança l’arme redoutable qu’elle gardait dans le secret de ses appartements…
Diego Ramirez s’étant interrompu une fois encore pour se désaltérer, Morosini commença à se demander s’il lui resterait assez de lucidité pour entamer l’histoire qui l’intéressait au premier chef.
– Si je vous ai bien compris, fit-il, voilà le décor planté, l’atmosphère créée… Venons-en s’il vous plaît à cette Catalina…
– J’y arrivais, soyez sans crainte. Entre la création de l’Inquisition et le drame qui nous occupe, trois mois seulement se sont écoulés. Les deux premiers inquisiteurs, les frères Juan de Saint-Martin et Miguel de Morillo, ordo
– Diego de Susan, le père de Catalina, était du nombre ?
– Pas encore. Mais il rassembla dans l’église San Salvador, qui était une ancie
– Qu’avait-elle à voir avec cette conspiration ?
– Plus que vous ne pensez. Elle avait le sang chaud et elle était amoureuse, éperdument, d’un des officiers de la Reine. La seule idée de le perdre la rendait folle. Or si les rebelles gagnaient, ce Miguel serait abattu un des premiers. Alors…
– Ne me dites pas qu’elle a dénoncé son propre père ?
– Si. Et tous les autres avec lui. On les enferma à la forteresse de Triana où ils furent interrogés puis traduits devant un conseil de légistes. Les moins coupables furent condamnés à des peines de prison, les chefs au bûcher. Ce fut le 6 février 1481 que s’allumèrent non seulement à Séville mais dans toute l’Espagne les premiers bûchers de l’Inquisition. Eu égard au « service » rendu par sa fille, Diego de Susan n’y monta pas mais, quand on le conduisit à la cathédrale pour faire amende honorable, il rejeta le christianisme de façade qui l’avait protégé si longtemps et se déclara Juif pratiquant. Quelques jours plus tard, il était livré au feu avec deux de ses complices. L’exécution eut lieu hors les murs, au Campo de Tablada, devant assez peu de monde : la peste rôdait encore et un profond malaise pesait sur Séville. Mais Catalina, elle, était là, cachée sous des vêtements de pauvresse, et les flammes qui dévoraient son père se reflétaient dans ses grands yeux sombres.