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Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret, de s'être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute la famille d'ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antique bâtisse qu'il devait réparer continuellement, qu'il s'était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n'avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages.
– Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux autres… En voilà des paroles inutiles!
Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l'air mort et brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompant le triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu'on l'allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, était déjà retourné à la porte de la rue.
– Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout… Mais tes affaires sont tes affaires.
Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ces histoires avaient passio
– Nous verrons, mon oncle.
Et elle parla de monter se coucher de bo
Mais, de l'autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle se rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer d'ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. C'était, à travers les glaces pâlies d'une buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d'usine. Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée, prenait l'apparence d'une chambre de chauffe géante, où l'on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolis d'une rampe de gaz avivaient le blanc; et, sur ce fond de chapelle, les confections s'enlevaient en vigueur, le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil d'une femme sans tête, qui courait par l'averse à quelque fête, dans l'inco
Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu'à la porte, sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. À cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu'elle ignorait, il flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pour élever les enfants, avec d'autres choses encore, elle ne savait quoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte la faisaient trembler. L'idée de cette femme morte dans les fondations lui revint; elle eut peur, elle crut voir saigner les clartés; puis, la blancheur des dentelles l'apaisa, une espérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie; tandis que la poussière d'eau volante lui refroidissait les mains et calmait en elle la fièvre du voyage.
– C'est Bourras, dit une voix derrière son dos.
Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue, devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute une construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des ca
– Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.
Alors, en se tournant, Denise vit qu'elle avait de nouveau les Baudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu'ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur crevait le cœur. C'était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l'entresol, les ombres des vendeuses passer sur les glaces; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée, les yeux de Mme Baudu s'étaient emplis de larmes, silencieusement.
– N'est-ce pas, tu t'y présenteras demain? finit par demander le drapier, tourmenté d'incertitude, et sentant bien d'ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres.
Elle hésita, puis avec douceur:
– Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.
II
Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant le Bonheur des Dames. Elle voulait s'y présenter, avant de conduire Jean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourg du Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s'était trop pressée de descendre: les commis arrivaient à peine; et, craignant d'être ridicule, prise de timidité, elle resta à piétiner un instant sur la place Gaillon.
Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutes les rues, éclairées d'un petit jour pâle sous le ciel de cendre, les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson de l'hiver. La plupart filaient seuls et s'engouffraient au fond du magasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurs collègues, qui allongeaient le pas autour d'eux; d'autres allaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du trottoir; et tous, du même geste, avant d'entrer, jetaient dans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.