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Il savait à peu près quoi faire arrivé en haut. Déjà attendre l'Anglais, sur un côté de l'échelle, la tête rasant la rambarde. Ensuite, lui avait dit Travis, on arrosera le pont. Vous avec votre jouet, d'une seule main, et moi avec ça. Il avait engagé une balle dans le canon de son 45. Ensuite on roule par-dessus bord chacun d'un côté et votre amie, elle nous suit pour nous couvrir.

C'était cohérent au moins, s'était dit Hugo avant d'acquiescer et de se propulser sur l'échelle. Travis vint se glisser à ses côtés, avec un filin muni d'un système métallique à son extrémité… Hugo se maintenait difficilement à l'échelle et l'idée de devoir épauler d'une seule main la Steyr-Aug ne l'enchantait pas du tout. Il empoigna l'automatique dans son harnais, sous son gilet de sauvetage, et montra l'engin à Travis.

– J'préfère me servir de ça, dans un premier temps, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Travis lui fit un clin d'œil affirmatif.

– O.K… À trois, on y va…

– O.K., émit faiblement Hugo…

Non mais qu'est-ce qu'il foutait ici, au milieu de cette mer déchaînée, à la poursuite d'une putain de sirène rouge? eut-il le temps de se dire avant que les lèvres de Travis n'émettent un «Three, let's go!» fatidique, dans un ralenti tout à fait étrange, mais qui le propulsa dans un film-éclair.

Ils se hissèrent simultanément et Hugo vit son bras se détendre au ras du pont, sous la rambarde. Au bout de son poing l'univers se dévoila, sombre et menaçant. Un corps allongé en travers, à deux mètres. L'arrière de la cabine avec une porte entrouverte. L'habitacle de la salle de commandes, troué par ses rafales, les deux coursives latérales désertes. Son doigt appuyait déjà sur la détente. Plombant la cabine. Il se rua par-dessus le bastingage avec une bo

Travis enroulait à toute vitesse son filin à la bite d'amarrage lorsqu'on tira depuis l’avant du bateau. Des deux côtés. Hugo vida son chargeur en direction des flammes. Il entendit des voix et des plaintes en espagnol. Travis ouvrit le feu à son tour et ils se ruèrent vers la porte de la cabine d'un même élan, mus par une force invisible qui les synchronisait.

Travis retira le fusil à pompe de son épaule et Hugo l'imita, rangeant le Ruger avant d'empoigner le pistolet-mitrailleur.

O.K., pas mal, on est vivants, pensait Hugo en s'aplatissant contre le chambranle de la porte. Il vit Anita prendre difficilement position sur le pont, et il comprit que tout devait s'enchaîner à toute vitesse, maintenant. La protéger. Il se mit en position de tir, épaulant en direction de l'autre bout du navire. Il vit la proue se découper dans la luminescence verdâtre.

Nom d'un chien, au même instant une silhouette se découpait brutalement et faisait feu. Il entendit nettement les insectes mortels buzzer au-dessus de sa tête. Des lueurs vives rayèrent l'écran vert. Il arrosa avec rage et entendit un hurlement, suivi par le bruit d'une chute. Son percuteur cliqueta, à vide. Il reprit l'automatique et plaça la mitraillette contre son dos. À sa droite, Travis et Anita répondaient à un autre tireur, qui cessa le feu au bout d'un moment, lui aussi.

Le riot-gun de Travis était fumant.

La pluie avait presque cessé. Les éléments se calmaient imperceptiblement, comme une longue séquence de musique répétitive, aux changements impalpables, mais dont on prenait conscience par à-coups.

Il se demanda aussi combien ils étaient encore à les attendre dans l'obscurité? Où était cette putain d'Eva Kristensen… Et où était Alice, nom de dieu?

Ils retenaient leur respiration, plaqués de part et d'autre de la porte, les oreilles aux aguets.

Il y avait une sorte de vibration dans l'air.

Ils finirent par se regarder tous trois, stupéfaits. Ils entendaient des voix leur parvenir. De nulle part, de très loin, délitées par le vent, freinées par les parois du bateau. Oui, comprenaient-ils, on parlait à l'intérieur du navire, là, derrière cette porte.

Hugo regarda Travis et mit la main sur la poignée, qu'il tira vers lui, d'un centimètre, en silence. Il n'y avait pas de doute, on parlait dans les entrailles du bateau. Et il allait donc falloir descendre.

C'est à ce moment-là que le navire prit brusquement du gîte, vers l'avant et bâbord, et qu'ils faillirent rouler tous trois sur le pont. Ils se rattrapaient par miracle les uns aux autres, lorsqu'ils entendirent un hurlement à l'intérieur, là, toujours derrière cette porte..

«Aliiiice!» hurla-t-on avant qu'une violente explosion ne déchire les entrailles du navire.

– Do

Alice avait contemplé, fascinée et terrorisée, le canon du fusil qui se collait à son front, alors que deux yeux étincelants luisaient dans la pénombre, avec une intensité diabolique.

Alice tenait la grenade dans ses deux mains, tendues en avant. Elle n'avait pas eu le temps de la dégoupiller, sa mère était déjà sur elle.

Dans le salon il y avait dix centimètres d'eau et ses pieds étaient gelés. Étrangement cette information n’arrivait pas tout à fait à prendre corps en elle. Comme si son corps, justement, n'était qu'une vague structure vivante, mais lointaine.

– Maman, émit-elle doucement, pose ce fusil, je t'en prie.

– Do

Là-haut, sur le pont, ça pétaradait comme dans une rue en fête et l'attention d'Alice fut momentanément attirée par la fusillade. Elle ne vit qu'un mouvement incroyablement vif. D'une main sa mère continuait de tenir le fusil, solidement bloqué sous l'aisselle. De l'autre elle venait de lui arracher la grenade, sans qu'elle ait eu le temps de réagir.

Le petit fruit de métal noir se retrouva enserré entre les griffes rouges de sa mère.



– Ma petite chérie, susurra sa mère en reposant son fusil sur la table et en brandissant l'objet devant elle… Je vois que tu as quelques dispositions néanmoins… Rien ne me fait plus plaisir…

Les traits de sa mère semblaient transfigurés, comme proches d'une extase mystique. Elle maintenait la grenade au-dessus de son visage, comme une offrande à un dieu particulièrement dangereux.

– Je n'arrive même pas à t'en vouloir, Alice, c'est étrange… C'est vrai que tout n'est pas de ta faute… Je ne me suis pas assez occupée de toi… J'ai laissé toute cette éducation humaniste et égalitariste pervertir ton esprit…

Alice ne voyait sa mère que comme une silhouette déformée par le rideau de larmes qui recouvrait ses yeux.

– Maman… Te t'en supplie, qu'est-ce que tu fais?

Sa mère lui jeta un regard fou.

– J'admire la clé de notre libération, ma petite chérie.

Elle dégoupilla la grenade, d'un geste terriblement sûr. Ses doigts blanchissaient sous la pression qu'ils exerçaient.

– Maman…

– J'ai commis une grossière erreur en ne prenant pas en charge ton éducation moi-même. Je t'aurais enseigné les véritables mystères de la vie. Je t'aurais fait découvrir l'extase de la fusion transpsychique… le rituel du sang, le Saint-Graal… Tu ne dois pas t'en faire, Alice, avait alors murmuré sa mère. Rien ne peut nous arriver… notre généalogie est spéciale, nous… je t'expliquerai plus tard, quand nous serons loin d'ici, je t'expliquerai pourquoi nous appartenons à une race supérieure, faite pour dominer l'humanité dans un futur proche.

– Maman…, émit-elle doucement, je t'en prie. Il faut te rendre… Ils… Ils ne te feront pas de mal… Ils…

– Qu'est-ce que tu racontes, petite sotte?

Le ton de sa voix s'était brutalement durci. Ses yeux étincelaient, d'une colère maladive, et paranoïaque. Elle brandit l'engin meurtrier au-dessus de sa tête.

Alice se rendit compte à cet instant que la fusillade s'était tue. Seuls les craquements du bateau et la vibration infernale de l'Océan emplissaient l'atmosphère.

Le navire gémissait sous l'assaut des vagues qui frappaient inlassablement sa coque.

– Qu'est-ce que tu crois? jeta sa mère, avec un rictus méprisant. Tu sais ce qu'ils feront? Ils me déclareront folle… Ils m'enverront dans un asile… Moi. Alors que je n'ai fait qu'expérimenter de nouvelles formes de domination absolue, afin de régénérer mon âme par des mécanismes primitifs complexes que je me suis efforcée d'actualiser, d'adapter à notre époque, un jour, tu verras, Alice, mon génie sera reco

– Maman… je t'en supplie… qu'est-ce que tu vas faire maintenant?

Sa mère émit un bref éclat de rire

– Ce que je vais faire? Tout ça c'est à cause de cette stupide éducation basée sur la science et le matérialisme… La décadence, l'incompréhension et le refus des grandes lois naturelles… Seuls les plus forts survivent. La prédation est un jeu. Qui ouvre sur l'Immortalité… J'écrirai un livre un jour là-dessus… tu sais.

Et sa mère se mit à exécuter une danse bizarre avec la grenade.

– Ce qu'il faut comprendre, d'abord, c'est que tuer est un art… Et que seule une élite peut y parvenir, évidemment. Le monde est une réserve de chasse pour l'aristocratie du XXle siècle. Ceux qui seront chargés d'exterminer toute cette masse grouillante qui se dénomme pompeusement humanité…

– Maman, maman, réussit-elle à articuler derrière son rideau de larmes… Pourquoi Mlle Chatarjampa, pourquoi?

Sa voix s'était teintée d'une sorte de tension rageuse sur le dernier mot.

Sa mère eut un geste d'énervement.

– Ah! Qu'est-ce que cette petite pouffiasse du tiers-monde vient faire là-dedans?… c'est Wilheim évidemment, les hommes sont très faibles, tu t'en rendras compte très vite, il est facile de les mener par le bout du nez, ou d'un autre endroit, mais ils ne sont pas fiables… En plus elle l'a bien payé cette petite salope, j'ai bien vu comment elle te farcissait la tête de conceptions matérialistes. Comment oser faire abstraction du caractère sacré de l'homme et du cosmos? Nous avons besoin de religions je te l'assure, mon ange. De religions nouvelles, qui retrouvent la pureté sauvage des anciens rites. Tout en préparant l'avenir… j'ai des projets grandioses à ce sujet, Alice, des projets où tu tiens une grande part, je te le jure…

– Maman…

Quelque chose s'effondrait en Alice. C'était comme si sa mère disparaissait en tant que telle, définitivement. L'ultime noyau d'amour se volatilisa, comme une roche pulvérisée par la dynamite, dans un éblouissement de douleur mentale. Tu n'es plus ma mère, pensait-elle, la glotte bloquée, comme asphyxiée par un gaz intérieur… Tu es la Chose. Tu es devenue…