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Aussi Aldo eût-il volontiers crié de joie quand, vers le milieu de la matinée, deux gardes vinrent l’extraire de son cachot, lui remirent les menottes et l’entraînèrent à travers un dédale de couloirs crasseux et de grilles si nombreuses qu’elles devaient décourager toute tentative d’évasion. On monta aussi deux escaliers et, finalement, le priso

— Je vous remercie, dit Aldo, mais sans mettre en doute vos capacités, je préférerais me passer de truchement. Ayez la bonté de demander à ce monsieur s’il ne parle que le turc ? Français, anglais ou allemand feraient aussi mon affaire.

Selim bey parlait allemand et l’interrogatoire se déroula dans la langue de Gœthe qu’il maniait d’ailleurs avec une certaine aisance. Après avoir décliné sur un ton qui interdisait la contradiction les noms et qualités du prévenu, ce que l’on pourrait appeler le juge d’instruction entra dans le vif du sujet :

— Vous êtes convaincu d’avoir assassiné dans la nuit du 5 au 6 de ce mois et dans un accès de jalousie la femme co

Sous l’effet de la surprise, les sourcils de Morosini remontèrent de deux bons centimètres :

— Ma maîtresse ?… Par jalousie ? Mais où allez-vous chercher tout ça ?

— Contentez-vous de répondre à mes questions. Oui ou non ?

— Non. Cent fois non ! Pourquoi aurais-je assassiné… au fait comment l’ai-je tuée ?

— En l’égorgeant avec un couteau.

— Quelle horreur !… Mais je continue : pourquoi, donc aurais-je tué une femme que je voyais pour la seconde fois ? Salomé était une voyante de grande réputation et il y a quelques jours j’avais escorté chez elle une amie, la marquise Casati, venue de Paris pour la consulter. Ce qu’elle m’en a dit était si impressio

— Seulement, au lieu de vous faire tirer l’horoscope, vous avez couché avec elle. Cela vous paraît normal pour un client inco

Devinant que ce Turc devait avoir un témoin – sans doute la servante ! – Aldo jugea inutile et même imprudent de nier :

— J’admets que ce soit peu courant, pourtant cela est. Je le répète, je voyais Salomé pour la seconde fois mais… vous êtes un homme et vous devriez comprendre certaines… impulsions fortuites. Salomé était d’une grande beauté. J’avoue n’y avoir pas résisté…

— Autrement dit, vous l’avez violée ?

Le mot fit bondir Aldo :

— Certainement pas ! J’aime et je respecte trop les femmes pour m’abaisser à ça…

Le mince et dédaigneux sourire du magistrat suivit la courbe exacte de sa moustache :

— Vos ancêtres ne s’en privèrent pas autrefois, lorsque les soldats du doge Enrico Dandolo ont pris Byzance ?

— Il y a six cents ans, monsieur, et, si j’admire votre culture historique, je m’éto

— À qui faites-vous allusion ?

— Aux témoins que vous avez dû interroger : la servante qui m’a ouvert la porte et nous a servi le café, le musicien qui jouait pour nous… que sais-je encore !





— Eh bien, justement, vous saurez peut-être me dire où sont les bijoux de cette femme ?

— Ses bijoux ?

— Oui, ses bijoux ! Elle en avait de très beaux… qu’elle portait lorsque vous êtes arrivé et qu’elle n’avait plus lorsque vous l’avez laissée baignant dans son sang.

Une poussée de colère mit Aldo debout.

— Et ces fidèles serviteurs m’ont laissé violer leur maîtresse, l’égorger et partir tranquillement avec plusieurs kilos d’or… car rien que sa tiare devait être lourde ?

— Vous les avez terrorisés.

— Un homme seul, sans armes, affaibli par l’acte d’amour et encombré de toute une quincaillerie ? C’est vraisemblable !

— Cette quincaillerie était de valeur et elle a disparu.

— Et vous l’avez retrouvée dans mes bagages avec, par-dessus le marché, le couteau utilisé par le meurtrier ?

— Non, mais cela ne saurait tarder.

— Je n’en doute pas. Sachez ceci, cependant : j’ai dit que j’étais un marchand c’est vrai mais ce marchand est co

— On n’a pas encore retrouvé le cocher.

— Encore faudrait-il le chercher, mais je peux vous offrir mieux. En rentrant à l’hôtel je me suis étendu sur mon lit tout habillé. C’est là que vos hommes sont venus m’appréhender : je porte donc toujours les mêmes vêtements. Je veux bien admettre qu’ils soient sales et froissés à présent, mais vous y chercheriez en vain une trace de sang.

— On ne fait pas l’amour tout habillé. Vous vous êtes lavé, voilà tout ! Quoi qu’il en soit, les charges qui pèsent contre vous sont trop lourdes pour que je me laisse convaincre par vos… explications. Vous serez jugé, monsieur le prince…

— Pour quoi faire ? Pourquoi ne pas me pendre tout de suite ? Vous gagneriez du temps. Mais, en attendant, je désire que l’ambassadeur d’Italie à Ankara ait co

Selim bey haussa des épaules dégoûtées :

— On ne dérange pas un perso

— Ah, vraiment ? Mais sachez-le, je suis moi aussi un perso

Selim bey se leva :

— Mais il a été averti et je ne crois pas qu’il souhaite s’en mêler. Laissez de côté vos grands airs, monsieur ! Vous n’êtes ici qu’un assassin accusé d’un crime sordide. Vous serez jugé comme tel…

Il fallut beaucoup de force d’âme à Aldo pour, revenu dans son cube de pierre, ne pas se laisser aller au désespoir. Il se sentait au cœur d’une toile d’araignée dont il ne comprenait pas d’où partaient les fils invisibles et dont il ne voyait pas comment il pourrait sortir. Ce Selim bey ne prenait de ses réponses que ce qui pouvait apporter de l’eau à un moulin qu’il était bien décidé à faire tourner selon ses directives ou les ordres qu’il avait reçus. Se joignait à cette angoisse l’image qu’on avait évoquée pour lui tout à l’heure : Salomé, cette belle œuvre de la nature, gisant dans son sang, la gorge ouverte ? L’idée qu’elle avait été tuée à cause de lui, peut-être uniquement pour l’amener là où il en était, devenait insupportable mais moins peut-être que la pensée de Lisa. Lisa qu’il venait de tromper, alors qu’il l’aimait plus que tout au monde ! Lisa, sa précieuse et adorable Lisa, qu’il ne reverrait jamais ! Demain, dans trois jours, dans huit jours, un matin ou au cœur de la nuit, il mourrait là, dans ce trou à rats, ou dans la cour de la prison, sans que quiconque sût ce qu’il était devenu. Les régimes totalitaires s’entendent si bien à faire disparaître ceux qui les gênent ! Et, à ce propos, il en vint à se demander si l’appel à l’ambassadeur italien serait une bo