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Winston rangea ensuite le journal dans son tiroir. Il était absolument inutile de chercher à le cacher, mais Winston pourrait au moins savoir s’il était découvert ou non. Un cheveu au travers de l’extrémité des pages serait trop visible. Du bout de son doigt, il ramassa un grain de poussière blanchâtre qu’il pourrait reco

CHAPITRE III

Winston rêvait de sa mère.

Il devait avoir dix ou onze ans, croyait-il, quand sa mère avait disparu. Elle était grande, sculpturale, plutôt silencieuse, avec de lents mouvements et une magnifique chevelure blonde. Le souvenir qu’il avait de son père était plus vague. C’était un homme brun et mince, toujours vêtu de costumes sombres et nets, qui portait des lunettes. (Winston se rappelait surtout les minces semelles des chaussures de son père.) Tous deux avaient probablement été engloutis dans l’une des premières grandes épurations des a

Sa mère, dans ce rêve, était assise en quelque lieu profond au-dessous de Winston, avec, dans ses bras, la jeune sœur de celui-ci. Il ne se souvenait pas du tout de sa sœur, sauf que c’était un bébé petit, faible, toujours silencieux, aux grands yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles étaient dans un endroit souterrain – le fond d’un puits, par exemple, ou une tombe très profonde – mais c’était un endroit qui, bien que déjà très bas, continuait à descendre. Elles se trouvaient dans le salon d’un bateau qui sombrait et le regardaient à travers l’eau de plus en plus opaque. Il y avait de l’air dans le salon, ils pouvaient encore se voir les uns les autres, mais elles s’enfonçaient de plus en plus dans l’eau verte qui bientôt les cacherait pour jamais. Il était dehors, dans l’air et la lumière tandis qu’elles étaient aspirées vers la mort. Et elles étaient là parce que lui était en haut.

Il le savait et il pouvait voir sur leurs visages qu’elles le savaient. Il n’y avait de reproche ni sur leurs visages, ni dans leurs cœurs. Il y avait seulement la certitude qu’elles devaient mourir pour qu’il vive et que cela faisait partie de l’ordre inévitable des choses.

Il ne pouvait se souvenir de ce qui était arrivé, mais il savait dans son rêve que les vies de sa mère et de sa sœur avaient été sacrifiées à la sie

Il se trouva soudain debout sur du gazon élastique, par un soir d’été, alors que les rayons obliques du soleil dorent la terre. Le paysage qu’il regardait revenait si souvent dans ses rêves qu’il n’était jamais tout à fait sûr de ne pas l’avoir vu dans le monde réel. Lorsque à son réveil il s’en souvenait, il l’appelait le Pays Doré. C’était un ancien pâturage, dévoré par les lapins et que traversait un sentier sinueux. Des taupinières l’accidentaient çà et là. Dans la haie mal taillée qui se trouvait de l’autre côté du champ, des branches d’ormes se balançaient doucement dans la brise et leurs feuilles se déplaçaient par masses épaisses comme des chevelures de femmes. Quelque part, tout près, bien que caché au regard, il y avait un ruisseau lent et clair. Il formait, sous les saules, des étangs dans lesquels nageaient des poissons dorés.



La fille aux cheveux noirs se dirigeait vers Winston à travers le champ. D’un seul geste, lui sembla-t-il, elle déchira ses vêtements et les rejeta dédaigneusement. Son corps était blanc et lisse, mais il n’éveilla aucun désir chez Winston, qui le regarda à peine. Ce qui en cet instant le transportait d’admiration, c’était le geste avec lequel elle avait rejeté ses vêtements. La grâce négligente de ce geste semblait anéantir toute une culture, tout un système de pensées, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient être rejetés au néant par un unique et splendide mouvement du bras. Cela aussi était un geste de l’ancien temps.

Winston se réveilla avec sur les lèvres le mot «Shakespeare».

Le télécran émettait un coup de sifflet assourdissant sur une note unique qui dura trente secondes. Il était sept heures un quart, heure du lever des employés de bureau. Winston s’arracha du lit. Il était nu, car les membres du Parti Extérieur ne recevaient a

– Groupe trente à quarante! glapit une voix perçante de femme. Groupe trente à quarante! En place, s’il vous plaît. Les trente à quarante.

Winston se mit rapidement au garde-à-vous en face du télécran sur lequel venait d’apparaître l’image d’une femme assez jeune, fine, mais musclée, vêtue d’une tunique et chaussée de sandales de gymnastique.

– Flexion et extension des bras! lança-t-elle. En même temps que moi. Un, deux, trois, quatre! Un, deux, trois quatre! Allons, camarades! un peu d’énergie! Un, deux, trois, quatre! Un, deux, trois quatre!…

La souffrance causée par sa quinte n’avait pas tout à fait effacé de l’esprit de Winston l’impression faite par son rêve, et les mouvements rythmés de l’exercice la ravivèrent. Tandis qu’il lançait mécaniquement ses bras en arrière et en avant et maintenait sur son visage l’expression de satisfaction et de sérieux que l’on considérait comme normale pendant la culture physique, il luttait pour retourner mentalement à la période imprécise de sa petite enfance. C’était extrêmement difficile. Au-delà des dernières a