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– D'ailleurs, c'est son affaire, ce n'est pas la mie
Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard l'accompagna jusqu'à la porte, en renouvelant l'expression de ses regrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin, intimidée, désireuse d'obtenir du commis des renseignements plus complets. Mais elle n'osa pas. Elle salua à son tour et dit simplement:
– Merci, monsieur.
Sur le trottoir, Baudu n'adressa pas la parole à sa nièce. Il marchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par ses réflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui, lorsqu'un boutiquier voisin, debout sur la porte, l'appela d'un signe. Denise s'arrêta pour l'attendre.
– Quoi donc, père Bourras? demanda le drapier.
Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés. Il tenait un commerce de ca
– Vous savez qu'il a écrit à mon propriétaire pour acheter la maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeux de flamme.
Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence, les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.
– Il faut s'attendre à tout, murmura-t-il enfin.
Alors, le vieillard s'emporta, secoua ses cheveux et sa barbe de fleuve.
– Qu'il achète la maison, il la payera quatre fois sa valeur!… Mais je vous jure que, moi vivant, il n'en aura pas une pierre. Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nous verrons!
C'était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers le Bonheur des Dames, que ni l'un ni l'autre n'avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête en silence; puis, il traversa la rue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétant seulement:
– Ah! mon Dieu!… ah! mon Dieu!…
Denise, qui avait écouté, suivit son oncle. Mme Baudu rentrait aussi avec Pépé; et, tout de suite, elle dit que Mme Gras prendrait l'enfant quand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut une inquiétude pour sa sœur. Quand il revint, le visage animé, parlant du boulevard avec passion, elle le regarda d'un air triste qui le fit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut, sous les toits.
– À propos, et chez Vinçard? demanda Mme Baudu.
Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu'on avait indiqué une place à leur nièce; et, le bras tendu vers le Bonheur des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha ces mots:
– Tiens! là-dedans!
Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première table était à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leur place, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairait la petite salle à manger, où s'étouffait l'odeur de la nourriture. Le repas fut silencieux. Mais, au dessert, Mme Baudu, qui ne pouvait tenir en place, quitta la boutique pour venir s'asseoir derrière sa nièce. Et, alors, le flot contenu depuis le matin creva, tous se soulagèrent, en tapant sur le monstre.
– C'est ton affaire, tu es bien libre, répéta d'abord Baudu. Nous ne voulons pas t'influencer… Seulement, si tu savais quelle maison!.
Par phrases coupées, il conta l'histoire de cet Octave Mouret. Toutes les chances! Un garçon tombé du Midi à Paris, avec l'audace aimable d'un aventurier; et, dès le lendemain, des histoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, le scandale d'un flagrant délit, dont le quartier parlait encore; puis, la conquête brusque et inexplicable de Mme Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur des Dames.
– Cette pauvre Caroline! interrompit Mme Baudu. Elle était un peu ma parente. Ah! si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nous laisserait pas assassiner… Et c'est lui qui l'a tuée. Oui, dans ses constructions! Un matin, en visitant les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle mourait. Elle qui n'avait jamais été malade, qui était si bien portante, si belle!… Il y a de son sang sous les pierres de la maison.
Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa main pâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un léger frisson. La peur qu'il y avait, depuis le matin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-être du sang de cette femme, qu'elle croyait voir maintenant dans le mortier rouge du sous-sol.
– On dirait que ça lui porte bonheur, ajouta Mme Baudu, sans nommer Mouret.
Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fables de nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation, commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 par les frères Deleuze. À la mort de l'aîné, sa fille, Caroline, s'était mariée avec le fils d'un fabricant de toile, Charles Hédouin; et, plus tard, étant devenue veuve, elle avait épousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin. Trois mois après le mariage, l'oncle Deleuze décédait à son tour sans enfants; si bien que, lorsque Caroline avait laissé ses os dans les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seul propriétaire du Bonheur. Toutes les chances!
– Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleversera le quartier, si on le laisse faire! continua Baudu. Je crois que Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par les projets extravagants du monsieur… Bref, il l'a décidée à acheter la maison de gauche, puis la maison de droite; et lui-même, quand il a été seul, en a acheté deux autres; de sorte que le magasin a grandi, toujours grandi, au point qu'il menace de nous manger tous, maintenant!
Il s'adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant, par un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui le hantait. Dans la famille, il était le bilieux, le violent aux poings toujours serrés. Mme Baudu n'intervenait plus, immobile sur sa chaise; Geneviève et Colomban, les yeux baissés, ramassaient et mangeaient par distraction des miettes de pain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce que Pépé s'était endormi sur la table, et que les yeux de Jean lui-même se fermaient.
– Patience! reprit Baudu, saisi d'une soudaine colère, les faiseurs se casseront les reins! Mouret traverse une crise, je le sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans ses folies d'agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s'est avisé de décider la plupart de ses employés à placer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant, et si un miracle ne se produit pas, s'il n'arrive pas à tripler sa vente, comme il l'espère, vous verrez quelle débâcle!… Ah! je ne suis pas méchant, mais ce jour-là, j'illumine, parole d'ho