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IV
Ce lundi-là, le dix Octobre, un clair soleil de victoire perça les nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d'eau dont l'humidité salissait les rues; mais, au petit jour, sous les haleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s'étaient essuyés; et le ciel bleu avait une gaieté limpide de printemps.
Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d'hiver. Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l'air frais du matin, animant la place Gaillon d'un vacarme de fête foraine; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient des symphonies d'étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants. C'était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux.
Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmes désireuses d'éviter l'écrasement de l'après-midi. Derrière les étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les armes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses comptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matin do
Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file. Chaque fois qu'une cliente se présentait, il y avait un mouvement parmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillés d'une livrée, l'habit et le pantalon vert clair, le gilet rayé jaune et rouge. Et l'inspecteur Jouve, l'ancien capitaine retraité, était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa décoration, comme une enseigne de vieille probité, accueillant les dames d'un air gravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer les rayons. Puis, elles disparaissaient dans le vestibule, changé en un salon oriental.
Dès la porte, c'était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d'acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l'art. Du milieu de la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D'abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières: les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon; les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d'Ispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses: il y avait, au centre, un tapis d'Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des ornements violâtres, d'une imagination exquise; partout, ensuite, s'étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique, les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies; enfin, dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres plantés de roses naïves. La Turquie, l'Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars. L'or fauve dominait, dans l'effacement des tapis anciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d'une belle couleur cuite de vieux maître. Et des visions d'Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare, au milieu de l'odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de la vermine et du soleil.
Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle était restée saisie, ne reco
En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elle entendit Clara dire d'une voix aiguë:
– Madame, je suis arrivée avant elle.
– Ce n'est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m'a bousculée à la porte, mais j'avais déjà mis le pied dans le salon.
Il s'agissait de l'inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Les vendeuses s'inscrivaient sur une ardoise, dans leur ordre d'arrivée; et, chaque fois qu'une d'elles avait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme Aurélie finit par do
– Toujours des injustices! murmura furieusement Clara.
Mais l'entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte! La jeune fille alla gauchement s'inscrire au tableau de ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme Aurélie l'examinait avec une moue inquiète. Elle ne put s'empêcher de dire:
– Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il faudra la faire rétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habiller. Venez donc, que je vous arrange un peu.
Et elle l'emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient avec les portes pleines des armoires, où étaient serrées les confections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d'une moquette rouge à grands ramages, ressemblait au salon banal d'un hôtel, que traverse un continuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient la ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leurs grâces marchandes, sans jamais s'asseoir sur la douzaine de chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deux bouto
– Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n'avez plus de bosse dans le dos, au moins… Et vos cheveux, est-il possible de les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si vous vouliez.
C'était en effet, la seule beauté de Denise. D'un blond cendré, ils lui tombaient jusqu'aux chevilles; et, quand elle se coiffait, ils la gênaient, au point qu'elle se contentait de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d'un peigne de corne. Clara, très e