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– Ah! bon. Je voulais seulement tenter ma chance, vieux.

– Je regrette, dit Winston.

La voix cancanante, à l’autre table, momentanément réduite au silence pendant l’a

Winston se surprit soudain à penser à Mme Parsons. Il revoyait ses cheveux en mèches, la poussière des plis de son visage. D’ici deux ans, ses enfants la dénonceraient à la Police de la Pensée. Mme Parsons serait vaporisée. Syme serait vaporisé. Winston serait vaporisé. O’Brien serait vaporisé. D’autre part, Parsons, lui, ne serait jamais vaporisé. La créature sans yeux à la voix de canard serait jamais vaporisée. Les petits hommes scarabées qui se hâtaient avec tant d’agilité dans le labyrinthe des couloirs du ministère ne seraient jamais, eux non plus, vaporisés. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du Commissariat aux Romans, elle non plus, ne serait jamais vaporisée. Il semblait à Winston qu’il savait, instinctivement, qui survivrait et qui périrait, bien qu’il ne fût pas facile de dire quel élément entraînait la survivance.

Il sortit à ce moment de sa rêverie avec un violent sursaut. La fille assise à la table voisine s’était à demi retournée et le regardait. C’était la fille aux cheveux noirs. Elle le regardait du coin de l’œil, mais avec une curieuse intensité. Dès que leurs regards se rencontrèrent, elle détourna les yeux.

Winston eut le dos mouillé de sueur. Un horrible frisson de terreur l’étreignit. La souffrance disparut presque aussitôt, mais non sans laisser une sorte de malaise irritant. Pourquoi le surveillait-elle? Pourquoi s’obstinait-elle à le poursuivre? Il ne pouvait malheureusement pas se rappeler si elle était déjà à cette table quand il était arrivé ou si elle y était venue après. Mais la veille, de toute façon, elle s’était assise immédiatement derrière lui quand il n’y avait pour cela aucune raison. Très probablement, son but réel avait été de l’écouter pour savoir s’il criait assez fort.

Sa première idée lui revint. Elle n’était probablement pas réellement un membre de la Police de la Pensée, mais c’était précisément l’espion amateur qui était le plus à craindre de tous. Il ne savait pas depuis combien de temps elle le regardait. Peut-être était-ce depuis cinq bo

La fille lui avait de nouveau tourné le dos. Peut-être après tout ne le suivait-elle pas réellement. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence si elle s’était assise si près de lui deux jours de suite.

Sa cigarette s’était éteinte. Il la déposa avec précaution au bord de la table. Il finirait de la fumer après son travail s’il pouvait garder le tabac qui restait. Il était tout à fait possible que la perso

Syme avait plié sa bande de papier et l’avait rangée dans sa poche. Parsons recommença à parler.

– Est-ce que je vous ai déjà raconté, vieux, commença-t-il en tapotant autour de lui le tuyau de sa pipe, que mes deux gamins ont mis le feu à la jupe d’une vieille du marché? Ils l’avaient vue envelopper du saucisson dans une affiche de B.B. Ils se sont glissés derrière elle et ils ont mis le feu à sa jupe avec une boîte d’allumettes. Ils lui ont fait une très mauvaise brûlure, je crois. Quels petits coquins, pas? mais malins comme des renards! C’est une éducation de premier ordre qu’on leur do





Le télécran, à ce moment, émit un coup de sifflet perçant. C’était le signal de la reprise du travail. Les trois hommes bondirent sur leurs pieds et se joignirent à la bousculade autour des ascenseurs. Le reste du tabac tomba de la cigarette de Winston.

CHAPITRE VI

Winston écrivait dans son journal:

Il y a de cela trois ans. C’était par un sombre après-midi, dans une étroite rue de traverse, près de l’une des grandes gares de chemin de fer. Elle était debout près d’un porche, sous un réverbère qui éclairait à peine. Elle avait un visage jeune, recouvert d’une épaisse couche de fard. C’est en réalité le fard qui m’attire, sa blancheur analogue à celle d’un masque, et le rouge éclatant des lèvres. Les femmes du Parti ne fardent jamais leur visage. Il n’y avait perso

Il était pour l’instant trop difficile de continuer. Winston ferma les yeux et les pressa de ses doigts, pour essayer d’en expurger le tableau qui s’obstinait à revenir. Il sentait le désir, presque irrésistible, de proférer à tue-tête un chapelet d’injures, ou de se cogner la tête contre le mur, ou de do

«Le pire e

Il reprit son souffle et continua à écrire:

Je la suivis à travers le porche et une cour intérieure jusqu’à une cuisine en sous-sol. Il y avait un lit contre le mur et, sur la table, une lampe dont la flamme était très basse. Elle…

Les dents de Winston étaient glacées. Il aurait aimé cracher. En même temps qu’à la femme du sous-sol, il pensait à Catherine, sa femme. Il était marié, ou, tout au moins, s’était marié. Il était probablement encore marié car, pour autant qu’il le sût, sa femme n’était pas morte. Il lui sembla respirer encore la chaude odeur lourde de la cuisine du sous-sol, une odeur composée de punaises, de vêtements sales, de mauvais parfums à bon marché, mais pourtant attirante, parce que les femmes du Parti ne se servaient jamais de parfum et on ne pouvait les imaginer parfumées. Seuls, les prolétaires se servaient de parfums. Dans son esprit, l’odeur était inextricablement mêlée à l’idée de fornication.

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